La gestion de l’argent au sein du couple, un reflet de la conception d’une relation amoureuse
Encore tabou, l’argent est pourtant pour le couple un sujet à haut risque… si l’on en croit les conflits qu’il suscite et les séparations qu’il provoque. Comment fonctionnent les couples en matière de finances ? Comment émergent les tensions sur le sujet ? Explications.
Sarah Benmoyal Bouzaglo, Université Paris Cité; Corina Paraschiv, Université Paris Cité et Maïva Ropaul, Université Paris Cité
L’argent reste généralement, dans l’idéal collectif, décorrélé du sujet de l’amour. Pourtant, comme le soulignait le poète Charles Baudelaire :
« Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l’argent, l’amour ne peut être qu’une orgie de roturier ou l’accomplissement d’un devoir conjugal. »
La gestion des finances dans le couple apparaît comme un sujet délicat, probablement parce qu’il s’agit d’un aspect directement lié à l’intimité de la relation. Selon la sociologue Janine Mossuz-Lavau, en France « l’argent est encore plus tabou que la sexualité ».
Dans nos travaux, nous avons voulu aborder cette boîte noire de la prise de décision des conjoints en identifiant les facteurs d’influence qui expliquent les modes de fonctionnement des couples en matière de gestion des finances. Le thème est loin d’être anecdotique dans la mesure où des conflits liés à l’argent émergent souvent dans les couples, pouvant déboucher sur des séparations et des divorces.
Liberté, égalité, ou fraternité
La gestion financière du couple touche en effet à différentes décisions quotidiennes ayant trait à l’argent comme l’épargne, les investissements et les dépenses courantes. Dès le premier rendez-vous d’un couple, des règles commencent à s’établir entre les partenaires qui vont poser les premières pierres à l’édifice de la relation : l’addition est-elle partagée ou payée par l’un d’eux ? Puis, les routines mises en place dès la première cohabitation façonnent le mode de gestion de l’argent du couple qui s’inscrit dans le temps.
Un aspect important concerne le choix du mode d’organisation des comptes bancaires. Selon l’Insee, seulement 3 couples sur 5 environ optent pour un fonctionnement en compte commun uniquement, acceptant ainsi que toutes les entrées d’argent soient partagées au sein du ménage. Parmi les nombreux couples qui rejettent ce mode de fonctionnement en commun en matière d’argent, environ la moitié utilisent des comptes séparés, et l’autre moitié optent pour un mode mixte combinant des comptes individuels avec un compte joint. Mais qu’est-ce qui pousse les couples à privilégier une organisation plutôt qu’une autre ?
Dans une étude en cours, nous montrons que la façon dont les couples organisent leurs comptes bancaires et leurs dépenses est le reflet de leur conception d’une relation amoureuse. Les motivations des individus concernant leur choix de gestion de l’argent peuvent se traduire, en écho à la devise de la République française, par le triptyque « liberté, égalité, fraternité ».
Les couples qui optent pour un compte commun sont le plus souvent dans une logique d’idéal fusionnel et refusent d’adopter une logique comptable au sein de leur relation avec leur partenaire. Ainsi, un des répondants interrogés explique :
« Quand on s’est mis ensemble, on a décidé de tout penser à deux et de tout partager et de ne pas commencer à compter chaque petit centime. Pour moi, s’aimer c’est tout mettre en commun dont l’argent ! »
Les couples qui optent pour des comptes individuels cherchent généralement à garder leur indépendance financière, à s’offrir une certaine autonomie décisionnelle, et à limiter les difficultés en cas de séparation future. À ce dernier sujet, une répondante indique d’ailleurs :
« Mon compte personnel me permet de penser à moi, de faire des achats que j’aime et que mon partenaire n’aime pas forcément. Et puis finalement, de ne pas discuter pour un oui ou pour un non pour la moindre petite chose dont j’ai envie. »
Le mode de gestion des comptes bancaires retenu reflète donc les valeurs qui caractérisent chaque couple. Les comptes individuels sont fréquemment associés à des notions d’indépendance et de liberté, alors que les comptes communs sont liés à la recherche de solidarité et de partage, faisant écho à la fraternité. Enfin, la quête d’égalité guide vers une répartition proportionnelle des dépenses, en intégrant des disparités de revenus.
Un « non directeur financier » plus exposé
La prise de décision du couple en matière de gestion des finances peut refléter l’exercice de relations de pouvoir entre conjoints et générer des sentiments d’insatisfaction. Plusieurs répondants ont évoqué ainsi un sentiment d’injustice ou un système imposé par leur conjoint qui ne leur convient pas.
De façon surprenante, le mode de gestion financière évolue relativement peu au cours du temps au sein du couple, même si un des partenaires le demande explicitement. Cette tendance peut s’expliquer par la difficulté de remettre en cause le contrat de départ, tacite ou officiellement discuté entre les conjoints. En conséquence, les partenaires doivent veiller à ce que leur point de vue soit pris en compte sur le plan financier dès les premières phases de leur relation amoureuse.
Des échanges formels entre les conjoints, visant à prendre en compte les valeurs de chacun et trouver un terrain d’entente bénéfique pour le couple, apparaissent donc être une condition sine qua non pour une relation équilibrée.
Mieux comprendre les modes d’organisation des couples autour de l’argent peut aider à proposer des solutions visant à améliorer le bien-être, à accompagner le bien vieillir et à renforcer les compétences individuelles en matière de gestion financière pour les partenaires les plus vulnérables lors de périodes difficiles (maladie ou décès du conjoint, chômage, divorce, etc.).
À ce dernier sujet, le « non directeur financier » d’un ménage, c’est-à-dire le partenaire qui préfère se décharger des décisions relatives à l’argent sur son conjoint, va être particulièrement exposé lors de ces étapes de vie délicates. Aussi, des entreprises spécialisées en gestion de patrimoine, comme Quintésens, proposent aux couples d’analyser leur situation financière afin d’identifier la solution d’accompagnement la plus adaptée pour préparer la retraite et protéger le conjoint survivant. Le secteur bancaire, à l’instar de Fortuneo, fournit également des conseils personnalisés pour épargner à deux en fonction du statut matrimonial.
La gestion des finances des couples peut aussi se caractériser par de l’infidélité financière, lorsqu’un des partenaires cache volontairement des informations financières à son conjoint. Si cet aspect est associé à des comportements à risque, comme, par exemple, les jeux d’argent, il apparaît important que des solutions réglementaires d’accompagnement soient proposées afin d’éviter que le ménage se retrouve dans une situation financière trop délicate et nuisible au bien-être des partenaires. Des mesures d’urgence légales, à la demande d’un des époux, comme interdire de vider un compte bancaire, restent ainsi possibles.
Appréhender les différents contours de l’organisation pratique des couples français permet, par ailleurs, de nourrir le débat public en matière de politiques sociales. Le débat sur la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) à l’Assemblée nationale à l’automne 2021 en est un exemple frappant. Une députée membre de la Commission des affaires sociales, sous-entendant une conception du couple où une mise en commun totale des ressources s’opère, a ainsi expliqué :
« Nous pensons que l’individualisation de l’AAH remettrait en cause l’ensemble de notre système socio-fiscal qui est fondé sur la solidarité familiale, conjugale et nationale. »
Or, la prise en considération de l’hétérogénéité des modalités de gestion des finances par les couples apparaît centrale pour les accompagner de façon réaliste et pertinente au cours du temps et selon les différents challenges de vie possibles.
Sarah Benmoyal Bouzaglo, Maitre de conférences, Université Paris Cité; Corina Paraschiv, Professeur en sciences de gestion, Université Paris Cité et Maïva Ropaul, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.